Les petits pays ne comptent pas du tout (Publié dans ARA, 4 juin 2013)

Ce 1 juin 2013, dans son discours de clôture des XXIXe Journées du Cercle d’Économie, tenues à Sitges (Barcelone), Mr Mariano Rajoy, président du gouvernement espagnol, déclarait à propos des pays de l’Union européenne : « Pour être fort en Europe, il faut être grand. Les petits ne comptent pas. Ils ne comptent pas du tout. »

En réponse à ces déclarations, Mr Carles BOIX, docteur ès sciences politiques et professeur à la Princeton University, a publié ce 4 juin l’article ci-dessous, dans le quotidien Ara.

« Les petits pays ne comptent pas du tout ». Cette phrase, prononcée par le président du gouvernement espagnol, comporte trois erreurs. La première est factuelle : l’Espagne n’est pas un pays influent. La deuxième est stratégique : elle concède (un fait qui ne s’était jamais produit à ce jour) que les petits pays existent et sont viables, même au prix de pourrir sur pied dans un quelconque coin du monde aussi affreux que les Alpes. La troisième est philosophique : le monde esquissé n’est pas le cumul des actions menées par la population, les entreprises et la société civile, mais le résultat des décisions des États et de leurs gouvernants.

La philosophie politique de Mr Rajoy est celle d’un antilibéral (dans le sens le plus ancien et le plus étendu du terme libéral, tellement dévalué de nos jours). D’après ce que je viens de lire, la philosophie politique de Mr Lucena [porte-parole du Parti des socialistes catalans au Parlement de Catalogne] est identique. Pour les antilibéraux, connus sous le nom de mercantilistes dans l’Europe moderne, le monde est un jeu dans lequel ce que gagnent certains pays, les autres pays le perdent. L’ordre international est une sorte de grand banquet, avec un nombre de plats déterminé, où les invités (les États) se servent des pieds, des coudes et s’il faut des poignets pour accaparer la plus grosse partie du festin. Seuls comptent le pouvoir, l’influence et la violence, physique ou verbale, parce qu’il agit en dernier ressort des instruments qu’il faut posséder et utiliser pour avoir de la croissance, davantage de pouvoir et d’influence.

La raison d’État détermine toute chose. Ainsi, s’il faut s’emparer des compétences octroyées à d’autres, la raison d’État prévaut. S’il faut transgresser ou cesser d’appliquer les contrats signés avec les voisins, l’homme d’État le fait sans qu’il lui tremble la main. S’il s’agit de maquiller les comptes de l’État, d’émettre son véto à l’encontre d’un État reconnu par l’Union européenne elle-même, de forcer la construction d’une voie ferrée traversant les Pyrénées par le centre ou de s’allier avec le diable du moment l’homme d’État procède sans la moindre hésitation et sans rougir de honte. Pour cette raison, l’important dans un tel système est d’être un État qui compte. Le pire est de ne pas compter du tout parce que d’abord on cesse de grossir et finalement les voisins vous dévorent.

Naturellement, la logique étatique adoptée à l’extérieur a des effets lamentables à l’intérieur du pays. La raison d’État, interprétée toujours au service de celui qui commande, finit par se mettre au service des amis et des clients de l’État : haut fonctionnaires qui passent de l’entreprise privée aux directions générales et vice-versa ; banquiers qui ont un accès direct au pouvoir ; patrons d’entreprises régulées ; élus des régions favorites qui ne remettent jamais en cause l’ordre établi. L’étatisme n’est rien d’autre que la loi de la jungle, que de jolis mots et d’appellations évoquant l’intérêt général camouflent. Le résultat est l’inefficacité, suivie à moyen terme par un cycle constant de crises politiques, économiques et budgétaires. Dans le passé, de telles situations étaient résolues par l’expansion, la guerre, la conquête de nouvelles colonies et de nouveaux marchés. Actuellement, surtout lorsque le poids militaire est aussi mince que celui de l’Espagne, la seule solution est l’expulsion, via l’émigration, d’une partie de la population.

Il s’agit d’une philosophie qui se trouve aux antipodes de la conception commerciale, bourgeoise et libérale qui a fait possible la révolution industrielle européenne. La révolution industrielle est la preuve que l’on peut organiser un plus grand banquet permettant la présence d’un plus grand nombre de personnes. Néanmoins, pour qu’une telle chose soit possible, pour qu’il y ait croissance, l’État doit jouer le rôle de serveur et non de patron, car son rôle est de garantir l’empire de la loi, d’être impartial et de laisser le maximum d’espace possible à la société civile. L’élite qui gouverne – provisoirement, jusqu’aux nouvelles élections – et la classe qui produit doivent se soumettre à un système intransigeant de normes. L’État est secondaire. Seules les personnes comptent. Lorsque les pays sont petits il est plus facile d’y parvenir : l’arrogance de l’home politique espagnol ou de l’énarque français n’a pas assez d’espace pour s’y épanouir. (L’avantage, en Allemagne, est que ses länder ont la capacité de tenir le gouvernement fédéral pieds et poings liés. Avis aux Catalans fédéralistes : la situation, de l’Allemagne ne se produira jamais en Espagne, parce que le tissu politique et social des régions péninsulaires est de très faible qualité.)

Les petits États sont aussi les meilleurs amis et garants de l’Union européenne, justement parce qu’ils ne comptent pas beaucoup et n’ont donc pas la capacité de manipuler les normes qui la président sans se brouiller avec tout le monde. L’étatisme espagnol aime cette UE source inépuisable de fonds, subventions et crédits bon marché. Par contre, il est pris de panique devant le rôle, du ressort aussi de l’Union, d’authentique mécanisme régulateur qui garantit le droit à la concurrence et peut dénouer la trame des intérêts liant l’État, les sociétés parapubliques et la banque.

Pour ces raisons, les ambiguïtés de Mr Duran i Lleida [Secrétaire général d´Union Démocratique de Catalogne, un des deux partis de la coalition du gouvernement] et les paris illusionnistes de Mr Navarro [Secrétaire général du Parti socialiste de Catalogne] en faveur d’un impossible fédéralisme me semblent incompréhensibles. Ils ne sont qu’une perte de puissance et de temps pour le pays qu’ils poussent à rester soumis à un État ranci et dangereux. En clair, ils jouent avec le bien-être des Catalans. Aspirer à un véritable réformisme et à une authentique politique économique de croissance veut dire briguer un pays au service des personnes et non sous le contrôle de fonctionnaires mélancoliques, enfermés dans un passé impérial rongé par les mites.

(Traduction: M.Vallribera)

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